Le mois d’octobre fût riche en audience de fond sur des dossiers d’instruction en famille devant le tribunal administratif de Versailles. Peu de jugements ont déjà été rendus mais un jugement et un jeu de conclusions du rapporteur public (en sus d’un jeu de conclusion orales dont nous n’avons pas obtenu de copie écrite) nous semblent instructifs sur la fameuse notion de « situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif » de l’article L. 131-5 du code de l’éducation.
La difficulté de la notion tient à une double interrogation ; la première peut se résumer simplement par un « qu’est-ce ?» et la seconde tient dans le fait de savoir si une situation propre justifie, ou non, à elle seule l’autorisation d’instruire l’enfant en famille.
Par un jugement rendu le 19 octobre, venu confirmer partiellement l’ordonnance de référé obtenue au printemps, le Tribunal a fait droit à nos demandes en retenant que :
« Il ressort toutefois des pièces du dossier que M. X. et Mme Y. produisent un certificat médical daté d’avril 2023 d’un médecin généraliste attestant que leur fille est sujette aux infections urinaires, un certificat médical de juin 2023 du pédiatre de la jeune Z., précisant qu’en l’absence de l’acquisition de la propreté l’instruction en famille est préférable pour cette enfant qui présente des antécédents d’infections urinaires, ainsi que des bulletins d’hospitalisations et des comptes rendus de biologie et bactériologie médicale. Au regard de ces éléments, le recteur de l’académie de Versailles ne saurait sérieusement soutenir que les requérants ne démontrent pas que leur fille Z. présente une situation propre de nature à justifier l’instruction en famille » (TA Versailles, 19 octobre 2023, n° 2304393).
Le Tribunal reconnaît donc, au fond, une situation propre tirée de circonstances médicales n’entrant aucunement dans le champ du motif 1. Si une telle situation propre n’est pas large et ne permet à beaucoup de familles de s’en prévaloir, il reste qu’une telle reconnaissance reste rare au fond puisqu’il ne s’agit que de la troisième décision au fond reconnaissant une telle situation (Rennes, en octobre 2022, avait évacué cette notion).
Précisons tout de même que l’extrême rareté de ces décisions au fond tient essentiellement au fait que les contentieux gagnés en référé donnent peu lieu à un jugement au fond (sauf à ce que l’affaire soit jugée dans les 4 mois suivants l’ordonnance de référé) pour des raisons purement procédurales.
Il est à relever que si la décision finale ne retient pas ce point, le rapporteur public avait appuyé sur la notion de fratrie de l’enfant qui disposait d’un ainé instruit en famille de plein droit pour l’année à venir. Cependant, en raison du principe de l’économie de moyens – permettant aux juges de ne retenir qu’un seul moyen dès lors que ce dernier suffit à justifier sa décision – le tribunal n’a malheureusement retenu explicitement que la situation médicale de l’enfant pour justifier sa situation propre.
Dans une autre affaire, audiencée la semaine dernière et dont le jugement n’a pas encore été rendu, le rapporteur public (différent) retenait que la situation de fratrie d’un enfant constituait de facto une situation propre en dépit des approches divergentes qu’ont pu en avoir différents tribunaux administratifs. Elle retenait que les liens familiaux, le quotidien familial et le positionnement de l’enfant au sein du foyer, en cas de fratrie, était lourdement atteint sans raison valables puisque dans l’immense majorité des cas, qui dit fratrie, dit contrôles favorables ayant donné lieu à une autorisation de plein droit.
Si le tribunal relève dans la mineure de ses motifs que l’instruction en famille est jugée préférable pour l’enfant par son médecin, il ne fait pas sienne, explicitement du moins, cette analyse. Il retient donc qu’une situation propre justifie en elle-même une instruction en famille, sans considération de la balance avantages/inconvénients de l’instruction en famille et d’une scolarisation, laquelle n’est qu’un élément constitutif de la situation propre.
Cependant, dans une troisième affaire, dont le jugement n’est lui aussi pas encore rendu, le rapporteur public (un troisième) retenait qu’une famille présentait bien une situation propre à l’enfant mais qu’à défaut de preuve de la supériorité de l’instruction en famille sur la scolarisation en termes d’avantages d’instruction, l’autorisation devait lui être refusée:
« Le requérant fait état de l’environnement biculturel dans lequel évolue E. depuis sa naissance, son père étant de nationalité française et lui parlant en langue française, sa mère étant de nationalité américaine et lui parlant en langue anglaise, et la famille voyageant très régulièrement aux Etats-Unis d’Amérique ainsi qu’en Europe compte tenu, notamment, du travail de M. T. Il fait également état de son bilinguisme, qui doit être entretenu pour son bien-être et sa capacité à s’intégrer dans les différentes communautés dans lesquelles il évolue et sera amené à évoluer, en précisant notamment que les écoles bilingues en France se concentrent surtout sur l’acquisition d’une seconde langue, alors qu’E. est bilingue, qu’elles sont coûteuses et éloignées du domicile, et que les effectifs sont déjà complets pour l’année scolaire en cours. Il fait ensuite état de sa maturité avancée liée notamment au fait qu’il présente un haut potentiel intellectuel nécessitant une pédagogie adaptée et individualisée, de sa curiosité, de sa compréhension des diverses cultures, de sa grande force de caractère, de sa nature fortement empathique et sensible, des circonstances qu’il a toujours été instruit en famille et qu’il revendique lui-même cette forme d’instruction qui lui convient, qu’il est toujours en phase d’adaptation à la suite du déménagement de la famille du Luxembourg vers la France en mars 2023, et qu’il participe à de nombreuses activités culturelles et sportives qui ne sont pas compatibles avec les emplois du temps d’une scolarisation. C’est sans difficulté que nous reconnaissons l’existence d’une situation propre à E. Mais encore faut-il que cette situation démontre que son instruction en famille serait plus conforme à son intérêt que dans un établissement scolaire ».
Le rapporteur incline donc à retenir la situation propre d’un enfant évoluant dans un environnement où des cultures différentes s’entremêlent et habitué à l’instruction en famille. Toutefois, il recommande d’exiger que la famille démontre, une fois la situation propre établie, que l’instruction en famille serait plus pertinente que la scolarisation alors que jusqu’à présent, cette démonstration était une composante de la situation propre.
Le tribunal n’a pas encore tranché sur ce point et son jugement pourrait s’avérer d’importance s’il suivait le rapporteur en ce que cela rajouterait une nouvelle difficulté pour les familles souhaitant se prévaloir du 4° de l’article L. 131-5 du code de l’éducation pour obtenir l’autorisation d’instruction en famille.
Enfin, le rapporteur public a répondu à notre moyen sur l’erreur de droit, tirée de ce que le Rectorat ne peut apprécier la situation propre en elle-même mais seulement son articulation* :
« Ce raisonnement conduit nécessairement à ce que la condition tenant à l’existence d’une situation propre à l’enfant motivant le projet éducatif, soit appréhendée comme une condition formelle, en ce que les parents doivent être regardés comme justifiant d’une situation propre à l’enfant lorsqu’ils exposent de manière étayée ce qui constitue pour eux une telle situation, sans que l’administration ne puisse émettre un avis sur cette situation et substituer son appréciation à celle des parents.
Cette approche est, à notre sens, soutenable, dès lors qu’il existe plusieurs gardes fous pour éviter que des demandes peu sérieuses voire farfelues puissent conduire à délivrer l’autorisation d’instruire l’enfant en famille, et ainsi pour éviter les abus. En effet, une telle approche implique d’être très exigeant sur le caractère étayé de la présentation de la situation propre à l’enfant, et sur le fait que le projet d’instruction dans la famille soit construit par rapport à sa situation propre et ce, dans son seul intérêt. En outre, l’administration doit, dans tous les cas, vérifier que l’instruction en famille est bien conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant.
Nous ne voyons pas d’obstacle pratique à une telle approche : l’administration peut tout à fait effectuer un tel contrôle sans pour autant avoir besoin de substituer son appréciation à celle des parents sur la « situation propre à l’enfant », à partir du moment où celle-ci est vraiment bien étayée dans la demande examinée.
Pour autant, nous nous demandons si une telle approche ne conduit pas finalement dans les faits, à vider de sa substance le quatrième motif d’autorisation d’instruction en famille, tel qu’il figure à l’article L. 131-5 du code de l’éducation qui, encore une fois, constitue une dérogation que le législateur a voulu renforcer. Nous sommes en effet gênés à l’idée de « réduire », en quelque sorte, l’objet même de ce quatrième motif à une exigence formelle, et de faire totalement échapper à l’administration le soin de contrôler la qualification même de « situation propre à l’enfant ».
Il répond donc par une position restrictive à ce moyen et considère que l’administration doit bien pouvoir exercer un tel contrôle. Versailles nous avait déjà suivi sur ce point de droit et nous ne pouvons qu’espérer que le tribunal ne suivra pas son rapporteur sur ces conclusions (nous préciserons que les autres rapporteurs publics évoqués dans cet article ont considéré que la situation propre se suffisait à elle-même).
Nous ne pouvons que nous demander si, dans les faits, une telle approche ne conduit pas à vider de sa substance le motif d’autorisation puisque le Rectorat raisonnant toujours dans l’abstrait, la scolarisation lui apparaît toujours plus profitable qu’une instruction en famille en raison des mécanismes législatifs permettant des adaptations personnalisées (et très souvent purement théoriques) et d’une position assez dogmatique sur ce point.
Pour aller plus loin (jugement du TA de Versailles):
* En raison des droits d’auteurs attachés aux conclusions des rapporteurs publics, nous ne pouvons que citer celles-ci sans les reproduire intégralement (Conclusions de Mme Cheyenne Mathé, Rapporteure publique à l’audience du 17 octobre 2023 tenue par le tribunal administratif de Versailles).
